Interview de Jean Louis Olive, maître de conférences en sociologie et anthropologie à l’université de Perpignan"Le pourrissement de la sédentarisation, c'est l'arrière-fond de ce fait divers"
LE MONDE | 26.05.05 | 13h15
Ce meurtre de dimanche vous semble-t-il un acte isolé ? C'est un événement très singulier qui ne me paraît pas représentatif de ce que vivent ces communautés, sinon de leurs fragilités. Reste son utilisation politico-médiatique, avec un phénomène de grossissement, d'hyperbole, qui pourrait entraîner les Gitans dans sa course. C'est un fait divers tragique. Cette situation s'est déjà produite, et a été assez bien régulée, on observe de plus en plus de mariages mixtes et les évolutions sont plutôt encourageantes. Les Gitans, c'est vrai, sont des gens assez vifs, assez fiers, leur comportement est fondé sur un code de l'honneur, en partie désagrégé car cette population souffre de mille maux, mais de là à dire qu'il y a des conflits structurels entre communautés, c'est très exagéré.
Comment s'est formé ce quartier ? On trouve les premières mentions historiographiques de Gitans en 1425, les archives témoignent de baptêmes, de mariages, avec des patronymes qui existent encore, c'est la preuve d'une réelle stabilité. Mais il s'agit en même temps de populations très mobiles, on les a chassés mille fois, mais ils étaient tacitement autorisés à se réinstaller. L'histoire de leur sédentarisation passe par des assignations à résidence, au XIXe siècle, puis sous Vichy. Elle est malheureusement complète, ce dont ils souffrent, conjuguée à la très grande pauvreté, avec ce qu'elle induit de drogue, de violence. Le pourrissement de la sédentarisation, c'est l'arrière-fond de ce fait divers.
Saint-Jacques a longtemps été le quartier des jardiniers. Les Gitans y vivaient en autarcie économique, ce sont eux qui fournissaient, pour les métiers du métal et du bois, le secteur le plus épanoui de l'époque : l'agriculture. Ce qui explique aujourd'hui leur drame : ils ont perdu leurs métiers. Il reste une concentration de populations fragiles en centre-ville, dans des quartiers peu à peu abandonnés par leurs anciens habitants, surtout après-guerre. Des immeubles à bas loyers, en très mauvais état, accessibles aussi aux Maghrébins. Or les Gitans ont connu jadis un âge d'or en Espagne, lorsqu'ils étaient protégés par les rois. Chez les plus âgés, il reste ce lien très fort de certaines familles gitanes avec le prince, c'était très sensible du temps du père du maire actuel. Il en reste quelque chose, en période électorale. Mais il y a un double sentiment : les Gitans ont l'impression de ne plus être privilégiés, et les Maghrébins revendiquent une égalité des droits.
Y a-t-il une fracture économique entre les deux groupes ? La communauté arabo-maghrébine est impliquée dans des réseaux, formels ou informels, mais il y a quelque chose de florissant, une sorte de travail industrieux. Chez les Gitans, on a un sentiment d'abandon. Ils ont une dépendance plus forte aux allocations, c'est d'ailleurs bien par là qu'on les désigne : ce ne sont plus des voleurs, comme au Moyen Age, ce sont des profiteurs, ce qui revient au même. Mon inquiétude, c'est que cette affaire retarde beaucoup d'initiatives encourageantes. Des progrès ont été faits, notamment pour aider les jeunes femmes ; le sida, chez les Gitans, a été une hécatombe, mais, désormais, l'espace hospitalier n'est plus un endroit vécu comme dangereux. De plus en plus de Gitans s'investissent aussi dans l'école. Les Gitans ont des ressources, qui commencent à s'exprimer. Avec le risque que des images un peu caricaturales viennent les briser.
Propos recueillis par Frank Johannès
Article paru dans l'édition du 27.05.05